Albert Camus disait : « Quand l’âme souffre trop, elle développe un goût pour le malheur. » C’était son auteur préféré et je crois que c’est toute l’histoire de sa vie. Notre histoire était semblable à toute histoire d’amour mais elle était unique. Elle se rapprochait plus d’un Bonnie et Clyde que d’un Roméo et Juliette. On ne se battait pas que pour notre amour, on se battait contre le monde mais surtout contre nos propres démons.
Je me souviens encore de ce jour où on s’est vu pour la première fois, il faisait un froid de cimetière et pourtant je transpirais à grandes gouttes. Je venais de voir tous mes rêves voler en éclats. J’étais assise devant le bureau du docteur psychologue Mario ADAMS, le résultat de mes analyses encore entre mes mains. Il était entré dans le bureau du docteur quelques minutes après moi et quand il en sortit, il me trouva au même endroit. Sa grande indiscrétion l’avait poussé à jeter un coup d’œil sur ce papier. Je devais lui en vouloir mais à quoi bon ?
Cacher la réalité ne la change pas et plus vite on assume les choses mieux on les vit. Quoi qu’en cet instant précis je ne savais plus à quoi ressemblerait ma vie. Sans que je ne lui demande quoi que ce soit, il retira son blouson en cuir et me le tendit. Il ne savait pas s’il fallait tenir compte de mes mains tremblantes ou de ma forte transpiration, il savait juste que l’air était glacial.
- Couvrez-vous, l’entendis-je prononcer quand il me tendit ce blouson que je refusai.
- Je n’ai pas froid, lui avais-je répondu. J’ai juste besoin d’être seule.
- Cette chaleur que vous sentez vient de l’intérieur et elle vous consumera si vous ne vous autorisez pas à vivre. Il y a quelques mois j’étais comme vous. Je n’avais bien sûr pas le même problème. Je ne vais pas prétendre avoir vécu pire mais c’est toujours mieux quand on sait contre quoi on se bat.
- De quoi avez-vous souffert ?
Après que je lui posai cette question, il remonta sa manche et me montra toutes ses cicatrices. Enfin, ce que je vis au premier regard me parut comme de petites coupures. Il m’avait fallu regarder de plus près pour voir que les coupures dessinaient à chaque fois une lettre précise, la lettre R.
- Qu’est-ce-que c’est ? Lui avais-je demandé sans vraiment m’y intéresser.
- Des coupures que je me suis fait. J’ai vécu ainsi pendant deux ans sans me rendre compte qu’il y avait quelque chose en moi qui n’allait pas. L’automutilation n’était pourtant qu’une partie de mes problèmes. En vérité je viens de finir ma cure de désintoxication suite à une addiction aux amphétamines.
- Pour quelle absurde raison un homme normal s’infligerait une telle chose ?
- Une femme. Désormais c’est du passé et cette mauvaise période est derrière moi. Ils me conseillent d’intégrer un groupe de soutien mais je n’en ai vraiment plus besoin. Je vais vous laisser la carte, vous en aurez sans doute plus besoin que moi.
- Non merci, tout ce dont j’ai besoin c’est de prendre de l’air.
Je ne savais pas si son but était de me conseiller mais tout ce qu’il avait réussir à faire c’était m’effrayer. Il me paraissait fou. Quel genre de personne ferait ça pour une femme ? Dans quel but ? Ma première réaction fut de m’éloigner de lui au plus vite. Je n’avais donc pas hésité à quitter ce banc et à m’en aller.
Le retour dans ma maison fut le plus difficile. Je ne savais pas d’où tirer la force nécessaire pour expliquer ce qui se passait à mon père et à ma sœur. Je connaissais mon père, je savais exactement ce qu’il penserait et comment il réagirait. C’était l’un de ces religieux intransigeants qui ne toléraient aucun égarement. D’ailleurs, ma sœur était comme lui, docile et dévouée à Dieu.
Quant à mon oncle, il était prêtre. J’aurai voulu aller chez lui et l’écouter me parler de paix et d’amour mais sa maison était bien trop loin. Je sais exactement ce qu’il m’aurait dit en ce moment. Il ne m’aurait pas forcé à me tourner vers Dieu comme avait l’habitude de faire mon père. Il m’aurait juste dit : « Dieu est amour, il pardonne et il n’abandonne pas. Quand tu seras prête à l’accepter mon enfant, il t’accueillera. »
Je ne saurai me souvenir du nombre de fois où il me répétait ces mots. J’étais la plus jeune, la plus entêtée et la plus rebelle quand il s’agit de religion et de Dieu. On ne pouvait pas dire que j’étais une personne qui avait foi en Dieu. Peut-être est-ce pour ça que ma vie fut plus compliquée.
Quand j’avais franchi la porte ce soir-là j’avais trouvé Michelle en train de dresser la table. Je me souviens du petit sourire qu’elle avait l’habitude de garder aux coins des lèvres, ce sourire qui me rassurait et me terrifiait à la fois.
- Comment a été ton rendez-vous avec le docteur ? M’avait-elle demandé sans se défaire de sa tâche.
- Très bien, avais-je répondu apeurée. Ce n’était qu’un rhume, rien qui mérite qu’on s’inquiète.
- Dans ce cas dépêche-toi d’aller le dire à papa, il était persuadé que tu avais un petit être dans le ventre. Il sera ravi d’apprendre que ce n’est pas le cas.
La tête que je fis après les mots de Michelle m’avait légèrement trahi et avait semé le doute dans son esprit. Je me dépêchai donc d’aller ranger le papier que j’avais en main dans mon tiroir avant d’aller retrouver papa sur la terrasse. Si j’avais su que Michelle serait capable de me fouiller j’aurai juste brûlé ce bout de papier même si le mal dont je souffrais ne pouvait être caché éternellement.
- Ce n’était qu’un rhume, informai-je papa. Tu n’as pas à t’inquiéter, tu n’auras pas une petite fille.
- Content de savoir que tu respectes au moins ton corps car le moins qu’on puisse dire est que tu respectes notre seigneur, m’avait-il balancé.
Mon sang était gelé, j’avais les paumes moites, les jambes alourdies et la tête qui pesait une tonne. Même si je n’étais pas du genre à suivre les règles et à me fondre dans la masse, j’étais respectueuse et surtout, j’étais libre. Mes plus grands défauts étaient que je n’étais pas du genre à oublier, que je prenais trop à cœur les paroles des autres et que je ne savais pas pardonner. Je n’aurais jamais pu me munir d’assez de courage pour quitter cette terrasse si Michelle n’était pas venue me saisir par le poignet et me tirer jusqu’au salon.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? Hurla-t-elle en me jetant les résultats à la face. Il est positif ?
- Pourquoi me le demander si tu l’as déjà vu ? Lui avais-je froidement répondu.
- Tu sais ce que dira papa s’il apprenait ça ? Sais-tu ce qu’il fera ? Il te trainera par les cheveux et il te conduira à la place publique pour qu’on te traite comme on fait aux filles qui ne savent pas se tenir comme toi.
- Arrête de jouer les saintes avec moi, tu ne sais même pas comment c’est arrivé. De quel droit te permets-tu de me juger ? Si tu es incapable de m’apporter ton soutien alors ne t’en mêle pas. Tu te crois où enfin ? Dans quel siècle vis-tu ? Sais-tu combien de personne sont dans mon cas et vivent heureux ?
- Essaie de te convaincre toi-même avant de vouloir me convaincre moi. Tu as cinq minutes pour aller le dire à père sinon c’est moi qui le ferai. Je déteste les cachotières et les menteuses dans ton genre.
- On se demande pourquoi tu es célibataire et vierge à trente ans.
- Ne m’insulte pas. Cinq minutes, c’est tout ce que je te donne.
- Ce que je vais plutôt faire c’est prendre ma valise et aller habiter chez Lola.
- Je t’ai toujours dit de t’éloigner de cette Lola. Cette fille n’a de respect pour rien ni pour personne. Quelle bonne influence espères-tu avoir auprès d’une fille qui vit toute seule avec un homme qui ne l’a pas épousé ?
- S’il te plait tais-toi. J’ai vingt-six ans, je suis majeure et vaccinée. Tes conseils et tes remarques de grand-mère tu les gardes pour toi. Fiche-moi la paix. Si tu employais ton énergie à être gentille et compréhensive au lieu de juger les autres tu réduirais surement tes chances de finir vieille femme.
C’était la première fois que je haussais le ton, la première fois que j’osais parler si mal à ma sœur. J’étais au bout du rouleau, j’étais vide à l’intérieur et prête à m’attaquer à quiconque essayerait de se mettre en travers de mon chemin. J’avais franchi une limite et j’en étais consciente. Je me glissai donc dans ma chambre pour attraper quelques tenues, les entasser dans ma valise et prendre la porte.
Je ne savais pas ce qui m’avait pris cette nuit-là. J’étais juste devant ma maison, face à la route attendant un taxi. J’eu soudain l’envie d’avancer et de mettre un pied sur la route. Alors que je venais juste de laisser libre court à cette envie inexpliquée, une main attrapa la mienne et me sortit de la route. Je me retrouvai dans les bras du psychopathe de l’hôpital, mon regard plongé dans le sien.
Une vague de chaleur m’envahit et je lus dans son regard quelque chose de familier. Quoi qu’il ait pu se passer entre nous, cela avait commencé cette nuit-là. Je voyais bruler dans ses yeux le feu qui brulait en moi mais que je me forçais à étouffer. Cet homme avait en lui la part d’ombre que je cachais en moi. Il était le reflet de ce que je ne voulais pas devenir. J’eu peur, très peur mais pourquoi donc s’il venait juste de me sauver la vie ?
- Vous m’avez suivi ? Lui avais-je demandé en me retirant de ses bras.
- Oui mais pour une très bonne raison, vous avez laissé votre sac sur le banc. Vous devez être très perturbée pour ne pas vous en être rendue compte. Je vous ai perdu de vue un moment alors je suis resté dans la rue espérant vous voir sortir au plus vite. Prenez donc votre sac, que je puisse enfin m’en aller.
- Merci, murmurai-je en arrachant mon sac et en me retournant.
- Je sais que vous l’avez vu, cria-t-il derrière moi. Je parle de la voiture, vous l’avez vu. C’est ainsi que ça commence, de petites envies que vous finissez par mettre à exécution. Si vous changez d’avis et que vous voulez intégrer le groupe de soutien, appelez-moi, j’ai glissé mon numéro dans votre sac.
Il était fou, ça c’était un fait. Cette voiture alors, si je l’avais vu, ça je l’ignore. Je crois en fait que non, je ne l’avais pas vu, je l’avais juste entendu. Elle fonçait vers moi me suppliant de la laisser mettre fin à ma douleur, à ma peur.
Je ne suis pas suicidaire et je reconnais n’être ni la première ni la dernière à être dans cette situation. Le monde a évolué et je risque de vivre plus longtemps que je m’imagine mais je ne pouvais pas me séparer de cette crainte.
Je n’étais rien ni personne mais j’estimais que ma vie avait de l’importance et surtout je me suis toujours vu dans l’accomplissement d’un grand destin. J’étais une pauvre fille qui venait d’obtenir son master en lettres modernes. Je n’étais que Yamina, une jeune fille de vingt-six ans qui venait juste d’être testée positive au VIH.
Episode 2...